Vous racontez des dizaines de rencontres, toutes plus burlesques les unes que les autres.
Et si Carla Bruni-Sarkozy a immortalisé « monmari », vous, vous montez d’un cran avec « mesmaris »…
Le dernier chemin, je l’ai fait dans l'unique compagnie des hommes. Et j’en ai eu jusqu’à sept à mes côtés ! C’est pourquoi je me suis surnommée la femme aux 7 maris. Comme dans l’Evangile. Sauf que les miens n'étaient pas morts mais bien vivants : des Espagnols, Argentins, Brésiliens, âgés de 22 à 72 ans. Ils m’ont même appris à mettre en commun saucisson et victuailles, au lieu d’acheter mon sandwich quotidien tout préparé…
Vous expliquez qu’ils vous ont appris la pauvreté. Cela s’apprend vraiment ?
C'est l’un des enseignements du vrai chemin : un pèlerin doit être pauvre. Et curieusement, cet état s’harmonise avec le rythme de 4 km/h. Il y a un rapport entre la pauvreté et le temps. Un Malien avait dit à un de mes amis photographes : « Toi, tu as la montre. Et moi, j’ai le temps ». Les pauvres ont le temps. Et Dieu aussi. Voilà encore ce qui fait la spiritualité particulière du chemin de Saint-Jacques, et qui consiste à être à l’intérieur de l’horlogerie divine, d’une façon très joyeuse. Rien à voir avec l’ascèse ni la mystique. Il s'agit plutôt d'une façon de vivre fraternelle, d'un partage du temps et des petites choses. Dans le métier de pèlerin, chaque minute est vécue, au premier degré.
Vous liez cet état à l’enfance, pourquoi ?
On vit le temps immédiat, le présent, les valeurs et les joies de l’enfance : on grignote du chocolat aux amandes (qui remplace paraît-il la sexualité…) et des frites. Il n’y pas de rapports de séduction entre les hommes et les femmes : on est tels des écoliers dans une cour de maternelle, ou des frères et sœurs. On dort dans des dortoirs mixtes comme en colonie de vacances. On est tous habillés pareils, comme si on avait été vêtus par nos mamans. On trimballe notre quatre heures. On est toujours partant pour manger un petit gâteau quelque part. On rit pour des bêtises. On retourne en enfance, et je crois que cette expérience-là aussi est religieuse.
Mais vous avez rencontré des gens de toutes convictions…
Pour les Espagnols, le chemin est souvent lié à un vœu, à une recherche personnelle, mais pas forcément à une foi. Comme l’Eglise catholique a été liée au franquisme, les Espagnols sont même souvent anti-cléricaux. Ce qui ne les empêche pas de faire le pèlerinage et d’avoir un rapport particulier avec l’apôtre saint Jacques, qui est le patron de l’Espagne. Sur le chemin, les gens vous font des confidences. Mais personne ne vous pose de questions directes, en dehors du « comment tu t’appelles, d’où tu viens et où tu as commencé le chemin ? ». L’identité du pèlerin se résume à un prénom et à un lieu d’origine. Un peu comme dans la Légion étrangère…
Vous frotter à l'athéisme ou la foi des autres vous éclaire sur la vôtre...
Je n’ai personnellement aucun mal à vivre parmi des gens qui sont anti-cléricaux ou athées. Parce qu’alors, je me sens vraiment catho. En revanche, quand je suis au milieu des cathos, je me sens tout d'un coup comme une espèce d’agent double… J’ai eu la foi dans l’enfance, puis j’ai traversé l'adolescence en athée. Et je suis revenue à la foi.
Mais aujourd’hui quand on vous demande si vous l’avez, pourquoi répondez-vous : oui et non ?
Le chemin de Saint-Jacques a un peu changé ce mi-chèvre mi-chou, il a raffermi ma foi. Mais je l’ai à ma façon. Chacun vit sa foi à sa façon. Autrefois, les gens avaient la foi ou ne l’avaient pas. Nous, dans notre génération – j’ignore si c’est à cause de la physique quantique, où le chat de Schrödinger est à la fois mort et vivant... – on peut en même temps avoir la foi et ne pas l’avoir : je le ressens comme ça. Ma période athée a laissé des traces et pas que des mauvaises. Je suis toujours agacée par les gens qui déboulent avec leur catéchisme et la solution à tous les problèmes… A Leon, une religieuse qui nous donnait la bénédiction, rappelait cette évidence : Jésus a dit qu’il était le chemin. On le cherche partout mais c’est lui le chemin. C’est tellement simple. Je n’y avais pourtant jamais pensé auparavant. J’ai compris qu’en marchant, nous étions à l’intérieur même de Dieu. C’est nous qui le faisions marcher. Nous lui débouchions les artères : le chemin de Saint-Jacques est une sorte de pontage. Le pèlerin est quelqu’un qui marche, qui souffre, qui admire et qui aime : il est en plein cœur de Dieu. Les pèlerins, qu’ils aient la foi ou non, ont cette admiration pour le paysage et la Création (Dieu le Père) et font l’expérience de la douleur quotidienne (comme le Fils) tout comme celle de la fraternité (comme l’Esprit). Même si les gens ne croient pas et l’interprètent d’une autre façon, le travail de pèlerin est chrétien. C’est à mes yeux la forme d’une spiritualité infiniment vivante.
En avant, route ! d'Alix de Saint-André, Gallimard, 19,50 €.